Les producteurs de pommes, dont la récolte a commencé précocement mi-août, peinent toujours à trouver des saisonniers. Dans la Sarthe, une association leur propose de faire travailler des réfugiés
Le dispositif a été initié par Brigitte Coulon-Marques, juriste en droit d’asile et directrice de l’association Tadamoon. (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)par Benjamin Delille
publié le 17 septembre 2022 à 8h57
Il fait encore nuit noire à la gare routière du Mans, pratiquement déserte. Quelques hommes fument une première cigarette, sourire aux lèvres malgré un réveil aux aurores. La plupart sont des réfugiés soudanais, un Tupperware dans le sac pour leur pause déjeuner. Ils sont bientôt rejoints par d’autres silhouettes venues d’autres horizons : Erythrée, Afghanistan et Mali. Tous attendent un car gris qui ne tarde pas. Le départ est prévu pour 6 h 15 pétantes et pas question de prendre du retard : on les attend dans le sud du département. Leur tâche : cueillir des pommes dans les vergers en manque de main-d’œuvre.
En tout, ils sont une cinquantaine à prendre le bus tous les jours depuis la mi-août et le début d’une récolte précoce. «L’idée m’est venue il y a cinq ans, en voyant une manchette du Maine Libre qui disait que le secteur arboriculteur cherchait des bras pour la récolte», rembobine Brigitte Coulon-Marques, juriste en droit d’asile et directrice de l’association Tadamoon, à l’origine du dispositif. L’opération fut un succès et la recette se répète depuis chaque année, dépannant les réfugiés comme les producteurs de pommes. Les premiers peinent à trouver du travail, souvent à cause d’un français balbutiant. Les seconds composent avec une pénurie de saisonniers de plus en plus dure, notamment depuis le Covid et la réforme de l’assurance chômage.
La mécanique est plutôt bien huilée. Lorsque le car se gare, un peu plus d’une heure plus tard, sur le parking de l’une des exploitations, la récolte commence sans attendre ou presque. Le temps de se changer, les travailleurs filent deux par deux sous les pommiers, brouettes en mains, reprenant la récolte là où elle s’est arrêtée la veille. On devine l’expérience d’Ibrahim, un Soudanais de 31 ans, à ses gestes habiles pour détacher les fruits. C’est sa deuxième saison. «Il faut les poser, ne pas les jeter et éviter de les faire tomber par terre, sinon elles ne peuvent pas être gardées.» Ce grand gaillard originaire du Darfour, casquette rouge sur le crâne, enchaîne les allers-retours entre sa brouette et le palox, une grande caisse que le responsable de la récolte vient récupérer quand elle est pleine.
La tâche est un peu répétitive, mais au moins cela occupe l’esprit. «C’est physique, mais ça fait du bien de se dépenser, et c’est un bon complément», commente dans un français fluide un jeune Soudanais de 20 ans, Mozafar, l’un des rares à travailler aussi à côté, dans une agence de nettoyage. La pommeraie, «c’est plus joli que les bureaux». On devine le soleil levant derrière les nuages clairs. Assez fins pour que la lumière parvienne à inonder les filets qui chapeautent les pommiers. Comme un entrepôt à ciel ouvert dans lequel on s’active en silence, loin du brouhaha joyeux des marchés où finiront les pommes.
«Des gens d’extrême droite ont du mal avec l’idée»
Mais les travailleurs ne sont pas là pour admirer l’horizon, le temps presse. La récolte des quatorze variétés de l’exploitation s’échelonne entre août et fin novembre. Mais pour les Golden qui sont cueillies en ce moment, il faut aller vite : trois semaines si on veut pouvoir les conserver. Et, malgré la mobilisation des réfugiés, la main-d’œuvre n’est pas suffisante. «Pour bien faire, il nous faudrait 120 ou 140 personnes, explique le propriétaire des lieux, béret en jean sur le crâne. Là, on est une petite centaine seulement.» Avec son épouse, ils préfèrent qu’on modifie leurs prénoms – on les appellera Jérôme et Estelle – depuis que des inconnus sont venus vandaliser leur champ, juste après la parution d’un article sur ces renforts de main-d’œuvre venue d’ailleurs. «On ne sait pas qui c’est,soupire madame, les yeux désolés. Mais on sait que des gens d’extrême droite ont du mal avec l’idée qu’on embauche des réfugiés.»
Aujourd’hui c’est pourtant leur principal contingent. Avec quelques voisins habitués, de moins en moins nombreux, mais aussi des Polonais et des Bulgares, venus spécifiquement pour la saison. Les cueilleurs se mélangent peu, la communication n’est pas forcément évidente, mais tous cohabitent au milieu des champs. Seule Murielle passe de groupe en groupe. Cette ancienne cueilleuse est désormais salariée, chargée de tout coordonner. Quand on évoque le manque de saisonniers, elle se contente de lâcher : «C’était plus simple avant.»
50 gars et quelques nanas
Car les raisons de ce déficit sont multiples, structurelles. Difficile d’insister sur une cause plutôt qu’une autre. Le couple d’exploitants en liste quelques-unes, pêle-mêle : la disparition des étudiants à cause d’une rentrée universitaire plus précoce, les retraités qui supportent moins les conditions climatiques, le prix du transport qui rend l’exploitation moins accessible ou le manque général de main-d’œuvre en France. Comme un écho aux débats qui agitent la gauche en ce moment après la sortie du communiste Fabien Roussel, Estelle évoque «la valeur travail qui s’est perdue». Jérôme insiste, lui, sur les salaires trop bas : un smic horaire pour un travail pénible ne tente plus grand monde. «Le problème, c’est qu’on ne peut pas payer plus cher, regrette l’agriculteur. Nos prix sont fixés par le marché mondial de la pomme, et ils baissent alors que nos coûts de production augmentent.»
Le couple, comme tous les exploitants du coin, ne fait plus de bénéfice depuis deux ans. Conséquence notamment des conditions climatiques, entre le gel tardif et la chaleur, et d’une consommation en berne. L’exploitation fonctionne sur les principes de l’agroécologie, qui pense la production comme un tout, combinant les cultures, les essences et les pratiques. Cela a permis d’éviter la catastrophe cette année malgré les canicules en cascade. «On part sur une récolte de qualité, mais on n’a aucune visibilité sur l’avenir.» Et encore, eux ont la chance d’avoir signé leur contrat d’électricité pour trois ans, avant que les prix ne s’envolent.
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Autant dire que la présence des réfugiés est un bol d’air. Et l’aide de Brigitte Coulon-Marques aussi attentive que tatillonne. «Ce n’est pas parce qu’ils ont été esclaves en Libye qu’on peut les traiter pareil ici.» Elle n’a pas hésité à interrompre la collaboration avec un autre agriculteur franchement limite, qui se permettait d’insulter les réfugiés parfois perdus, rarement conscients de leurs droits. «Mais globalement, ça se passe bien la plupart du temps», rassure-t-elle. Avec souvent des retours ravis des exploitants, malgré quelques galères et un peu d’absentéisme.
C’est aussi elle qui coordonne le transport en car avec l’aide financière de la préfecture de la Sarthe, de la ville du Mans et du conseil départemental. Une logistique complexe et onéreuse, 590 euros par jour, qui l’oblige à demander 4 euros aux travailleurs pour le trajet. Mais elle a obtenu que les réfugiés puissent cumuler RSA et leur maigre salaire. C’est elle encore qui rassemble RIB, CMU et autres documents nécessaires à l’élaboration des contrats. «C’est un travail de dingue, mais l’essentiel c’est que j’ai mes 50 gars dans le bus.» Et aussi quelques «nanas» comme Ronal, une Centrafricaine qui a passé plus de dix ans dans un camp de réfugiés du Tchad. Elle travaille pour elle et sa fille, tandis que son petit garçon est resté là-bas.
C’est probablement dans leurs histoires que Brigitte Coulon-Marques tire sa force : tous ont vécu des horreurs, chez eux ou sur le trajet de l’exil, et tentent de s’en sortir. «Pour certains, à l’instar d’Ibrahim, les choses s’enchaînent bien comme sur une autoroute, souffle la juriste. D’autres sont parfois plus cabossés.» Comme cet ancien chef rebelle du Darfour, traumatisé par son passé, qui tente de réunir assez d’argent pour faire venir femme et enfants. La directrice de Tadamoon s’attriste tout de même de les voir condamnés à récupérer les boulots dont personne ne veut, pourtant si nécessaires mais si dévalorisés. Disponible et demandeuse, cette main-d’œuvre ne doit pas être malléable à l’envi. Une – nouvelle – question de dignité.